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L'Escandorgue fait partie de cette portion des Cévennes mé- ridionales désignée par les géographes sous le nom de Monts Garrigues. C'est un vaste plateau graveleux, pauvre de végéta- tion, grisâtre d'aspect et d'une navrante mélancolie. Quelques bouquets d'yeuses, quelques lavandes, quelques genévriers ont seuls poussé dans ces steppes cévenols, éternellement balayés par le vent du nord, et sont l'unique pâture offerte aux innom- brables troupeaux de chèvres et de moutons qui y campent, du jour de l'an à la Saint-Sylvestre. En partant de Lodève, plusieurs chemins mènent à ces hautes plaines, aux plos, comme on dit dans le pays. La crainte de nous égarer nous fit prendre le plus long. Nous passâmes par Campestre, et huit heures sonnaient à Saint-Fulcran comme nous gravissions la roide montée de Lunas. Nous arrivâmes enfin à la Baraque des Pous, auberge juchée tout en haut de la côte, en plein Escandorgue. Peu habitué à de pareilles excur- sions, je demandai à respirer un moment: j'étais rendu. Adrien partagea un morceau de pain, un fromage de chèvre, et pria l'hôtesse de la Barague des Pous de nous faire l'aumône d'un verre de vin. Réconfortés par cette dînette frugale, nous nous enfonçâmesdans la lande. Rien ne saurait traduire l'inquiétude dont je fus saisi dans ces immenses espaces, où rie résonnait aucune voix, où tout était triste, nu, dévasté. Moi qui n'avais jamais quitté les rues de Lodève, fourmillantes d'ouvriers, j'eus peur en me trouvant dans ce désert. Il me sembla qu'une fois engagé dans ces so- litudes, où mille sentiers étroits se croisaient, se mêlaient, se perdaient les uns dans les autres, nous ne saurions plus retrouver notre chemin et retourner à la maison. Alors, je me voyais errant, la nuit à travers la lande, appelant au secours, invoquant Dieu, courant comme un désespéré pour fuir les loups acharnés après moi. Pourquoi n'étais-je pas allé au collège! Cependant, je marchais d'un bon pas; j'avais un tel orgueil que je fusse mort plutôt que de laisser deviner à Sauvageol les terreurs secrètes qui m'obsédaient. S'il se tournait vers moi pour m'encouragerdu regard,-essouffléspar la marche, nous ne parlions plus guère malgré mon accablante inquiétude, je lui souriais. Du reste, il faut le dire, mon courage, je ne le puisais pas tout entier dans mon amour-propre j'en tirais bien la moitié de l'attitude d'Adrien. Mon compagnon allait si droit devant lui, il hésitait si peu à choisir son chemin aux carrefours les plus compliqués, il paraissait si convaincu à tous égards, qu'il était impossible de douter de sa parfaite connaissance de la lande. Enfin, nous entendîmes les aboiements d'un chien.