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minés gaillards que j'aie jamais commandés. Il y a encore là, dans les rangs, deux qui y étaient et s'en souviennent bien. Ils avaient l'habitude des Russes, et savaient comment lets prendre. Les factionnaires que nous rencontrâmes en montant dispa- rurent sans bruit, comme des roseaux que l'on couche par terre avec la main. Celui qui était devant les armes demandait le plus de soin. Il était immobile, l'arme au pied et le menton sur son fusil le pauvre diable se balançait comme un homme qui s'endort de fatigue et va tomber. Un de mes grenadiers le prit dans ses bras en le serrant à l'étouffer, et deux autres, l'ayant bâillonné, le jetèrent dans les broussailles. J'arrivai lentement et je ne pus me défendre, je l'avoue, d'une certaine émotion que je n'a- vais jamais éprouvée au moment des autres combats. C'était la honte d'attaquer des gens couchés. Je les voyais, roulés dans leurs manteaux, éclairés par une lanterne sourde, et le cœur me battit violemment. Mais tout à coup, au moment d'agir, je craignis que ce ne fût une faiblesse qui ressemblât à celle des lâches, j'eus peur d'avoir senti la peur une fois, et, prenant mon sabre caché sous mon bras, j'entrai le premier, brusque- ment, donnant l'exemple à mes grenadiers. Je leur fis un geste qu'ils comprirent, ils se jetèrent d'abord sur les armes, puis sur les hommes, comme des loups sur un troupeau. Oh ce fut une boucherie sourde et horrible la baïonnette perçait, la crosse assommait, le genou étouffait, la main étranglait. Tous les cris à peine poussés étaient éteints sous les pieds de nos soldats, et nulle tête ne se soulevait sans recevoir le coup mortel. En entrant, j'avais frappé au hasard un coup terrible, devant moi, sur ,quelque chose de noir que j'avais traversé d'outre en outre un vieil officier, homme grand et fort, la tête chargée de cheveux blancs, se leva comme un fantôme, jeta un cri affreux en voyant ce que j'avais fait, me frappa à la figure d'un coup d'épée violent, et tomba mort à l'instant sous les baïon- nettes. Moi, je tombai assis à côté de lui, étourdi du coup porté entre les yeux, et j'entendis sous moi la voix mourante et tendre d'un enfant qui disait « Papa. » Je compris alors mon œuvre, et j'y regardai avec uni empres- sement frénétique. Je vis un de ces officiers de quatorze ans, si nombreux dans les armées russes qui nous envahirent à cette époque, et que l'on traînait à cette terrible école. Ses longs cheveux bouclés tombaient sur sa poitrine, aussi blonds, aussi soyeux que ceux d'une femme, et sa tête s'était penchée comme