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Il n'avait pas de refuge, pas de toit, pas de hutte, pas d'abri. Il dormaitpartout en été, et l'hiver il se glissait sous les granges et dans les étables avec une adresse remarquable. Il déguerpis- sait toujours avant qu'on se fût aperçu de sa présence. Il con- naissait les trous pour pénétrer dans les bâtiments; et le manie- ment des béquilles ayant rendu ses bras d'une vigueur surpre- nante, il grimpait à la seule force des poignets jusque dans les greniers à fourrages, où il demeurait parfois quatre ou cinq jours sans bouger, quand il avait recueilli dans sa tournée des provisions suffisantes. Il vivait comme les bêtes des bois, au milieu des hommes, sans conna1tre personne, sans aimer personne, n'excitant chez les paysans qu'une sorte de mépris indifférent et d'hostilitérési- gnée. On l'avait surnommé « Cloche » parce qu'il se balançait entre ses deux piquets de bois, ainsi qu'une cloche entre deux portants. Depuis deux jours il n'avait point mangé. Personne ne lui donnait plus rien. On ne voulait plus de lui à la fin. Des pay- sannes, sur leurs portes, lui criaient de loin en le voyant venir «  Veux-tu bien t'en aller, manant!Via pas trois jours que je t'ai donné un morciau d'pain » Et il pivotait sur ses tuteurs et s'en allait à la maison voi- sine, où on le recevait de la même façon. Les femmes déclaraient, d'une porte l'autre « On n'peut pourtant pas nourrir ce fainéant toute l'année. » Cependant le fainéant avait besoin de manger tous les jours. Il avait parcouru Saint-Hilaire, Varville et les Billettes, sans récolter un centime ou une vieille croûte. Il ne lui restait d'es- poir qu'à Tournolles; mais il lui fallait faire deux lieues sur la grand route, et il se sentait las à ne plus se traîner, ayant le ventre aussi vide que sa poche. Il se mit en marche pourtant. C'était en décembre; un vent froid courait sur les champs, sifflait dans les branches nues, et les nuages galopaient à tra- vers le ciel bas et sombre, se hâtant on ne sait où. L'estropié allait lentement, déplaçant ses supports l'un après l'autre d'un effort pénible en se calant sur la jambe tordue qui lui restait, terminée par un pied bot et chaussé d'une loque: De temps en temps il s'asseyait sur le fossé et se reposait quelques minutes. La faim jetait une détresse dans son âme confuse et lourde. Il n'avait qu'une idée « manger », mais il ne savait par quel moyen. Pendant trois heures, il peina sur le long chemin puis, quand il aperçut les arbres du village, il hâta ses mouve- ments.