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Tout à coup, au détour d'une des allées, j'aperçus la hutte de glace qu'on avait construite pour nous mettre à l'abri. J'y entrai, et comme nous avions encore près d'une heure à attendre le réveil des oiseaux errants, je me roulai dans ma couverture pour essayer de me réchauffer. Le ciel commençait à pâlir, e.t les bandes de canards traînaient de longues taches rapides, vite effacées, sur le firmament. Une lueur éclata dans la nuit: Karl venait de tirer, et les deux chiens s'élancèrent. Alors, de minute en minute, tantôt lui et tantôt moi, nous ajustions vivement dès qu'apparaissait au-dessus des roseaux l'ombre d'une tribu volante. Et Pierrot et Plongeon, essoufflés et joyeux, nous rapportaient des bêtes sanglantes dont l'œil quelquefois nous regardait encore. Le jour s'était levé, un jour clairet bleu; le soleil apparaissait au fond de la vallée, et nous songions à. repartir, quand deux oiseaux, le col droit et les ailes tendues, glissèrent brusque- ment sur nos têtes. Je tirai. Un d'eux tomba presque à mes pieds. C'était une sarcelle au ventre d'argent. Alors, dans l'espace, au-dessus de moi, une voix, une voix d'oiseau cria. Ce fut une plainte courte, répétée, déchirante; et là bête, la petite bête épargnée, se mit à tourner dans le bleu du ciel au-dessus de nous en regardant sa compagne morte que je tenais entre mes mains. Karl, à genoux, le fusil à l'épaule, l'œil ardent, la guettait, attendant qu'elle fût assez proche. « Tu as tué la femelle, dit-il, le mâle ne s'en ira pas. » Certes, il ne s'en allait poipt. Il tournoyait toujours et pleu- rait autour de nous. Jamais gémissement de souffrance ne me déchira le cœur comme l'appel désolé, comme le reproche lamentable de ce pauvre animal perdu dans l'espace. Parfois, il s'enfuyait sous la menace du fusil qui suivait son vol, il semblait prêt à continuer sa route, tout seul à travers le ciel. Mais ne s'y pouvant décider, il revenaitbientôt pour cher- cher sa femelle. « Laisse-lapar terre, me dit Karl, il approchera tout à l'heure. » Il approchait, en effet, insouciant du danger, affolé par son ,amour de bête pour l'autre bête que j'avais tuée. Karl tira; ce fut comme si on avait coupé la corde qui tenait suspendu l'oiseau. Je vis une chose noire qui tombait: j'en- tendis dans les roseaux le bruit d'une chute. Et Pierrot me Je rapporta. Je les mis, froids déjà, dans le même carnier. et je repartis ce jour-là pour Paris. Guy DE MAUI'ABSANT, Contes (OJlendorff, édit.) .