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mant animal n'était pas mort. Il me regardait, la tête couchée sur l'herbe, avec des yeux où nageaient des larmes. Je n'oublie- rai jamais ce regard auquel l'étonnement, la douleur, la mort inattendue semblaient donner des profondeurs humaines de sentiment. Ce regard me disait clairement avec un déchirant reproche de ma cruauté gratuite « Qui es-tu? Je ne t'ai jamais offensé. Je t'aurais aimé peut-être; pourquoi m'as-tu frappé à mort? Pourquoi m'as-tu ravi ma part de ciel, de lumière, d'air, de jeu- nesse, de joie, de vie? Que vont devenir ma mère, mes frères, ma compagne, mes petits qui m'attendent dans le fourré, et qui ne reverront que ces touffes de mon poil disséminé par le coup de feu et ces gouttes de sang sur la bruyère? » Voilà littéralement ce que me disait le regard du chevreuil blessé. Je le comprenais, et je m'accusais comme s'il avait parlé avec la voix. «  Achève-moi, » semblait-il me dire encore par la plainte de ses yeux et par les inutiles frémissements de ses membres. J'aurais voulu le guérir à tout prix, mais je 1 épris le fusil par pitié cette fois, et, en détournant la tête, je terminai son agonie du second coup. Je rejetai alors le fusil avec horreur loi,n de moi, et cette fois, je l'avoue, je pleurai. Mon chien lui- même parut attendri il ne flaira pas le sang, il ne remua pas du museau le cadavre, il se coucha triste à côté de moi. Nous restâmes tous les trois dans le silence, comme dans le deuil de la même mort. Je renonçai pour jamais à ce brutal plaisir du meurtre, à ce despotisme cruel du chasseur qui enlève sans nécessité, sans droit, sans pitié, l'existence à des êtres auxquels il ne peut pas la rendre. De ce jour, je n'ai plus tué. Lamartine (Hachette, édit.) . Une Chasse aux canards CETTE année-là, vers la fin de l'automne, je fus appelé par un de mes cousins, Karl de Rauville, pour venir avec lui tuer des canards dans les marais au lever du jour. Mon cousin, gaillard de quarante ans, roux, très fort et très barbu, gentilhomme de campagne, demi-brute aimable, d'un caractère gai, doué de cet esprit gaulois qui rend agréable la médiocrité, habitait une sorte de ferme-château dans une vallée large où coulait une rivière. Dans la vallée, c'étaient de grands herbages arrosés par des rigoles et séparés par des haies; puis; plus loin, la rivière, canalisée jusque-là, s'épandait en un vaste marais. Ce marais,