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dresse intérieure, véritable beauté de l’âme qui illumine le corps par dedans, lumière dont le plus beau visage n’est que la manifestation en dehors. Cette jeune femme, à demi renversée sur des coussins, tient une petite fille endormie, la tête sur une de ses épaules. L’enfant roule encore dans ses doigts une des longues tresses noires des cheveux de sa mère, avec lesquelles elle jouait tout. à l’heure avant de s’endormir. Une autre petite fille, plus âgée, est assise sur un tabouret au pie du : canapé ; elle repose sa tête blonde sur les genoux de sa mère. Cette jeune femme, c’est ma mère ; ces deux enfants sont mes deux plus grandes sœurs. Deux autres sont dans les deux berceaux.

Mon père, je l’ai dit, tient un livre dans la main. Il lit à haute voix. J’entends encore d’ici le son mâle, plein, nerveux et cependant flexible de cette voix qui roule en larges et sonores périodes, quelquefois interrompues par les coups du vent contre les fenêtres. Ma mère, la tête un peu penchée, écoute en rêvant. Moi, le visage tourné vers mon père et le bras appuyé sur un de ses genoux, je bois chaque parole, je devance chaque récit ; je dévore le livre dont les pages se déroulent trop lentement au gré de mon impatiente imagination…[1]

J’ai gardé précieusement les deux volumes je les ai sauvés de toutes les vicissitudes que les changements de résidence, les morts, les successions, les partages, apportent dans les bibliothèques de famille. De temps en temps, à Milly, dans la même chambre, quand j’y reviens seul, je les rouvre pieusement ; je relis quelques-unes de ces mêmes strophes à demi-voix, en essayant de me feindre à moi-même la voix de mon père, et en m’imaginant que ma mère est là encore avec mes sœurs, qui écoute et qui ferme les yeux. Je retrouve la même émotion dans les vers du Tasse, les mêmes bruits du vent dans les arbres, les mêmes pétillements des ceps dans le foyer mais la voix de mon père n’y est plus, mais ma mère a laissé le canapé vide, mais les deux berceaux se sont changés en deux tombeaux qui verdissent sur des collines étrangères ! Et tout cela finit toujours pour moi par quelques larmes dont je mouille le livre en le refermant.

Lamartine, Les Confidences (Hachette, édit.). 
  1. Il s’agit de la Jérusalem délivrée, poème italien du Tasse, traduit par Lebrun, en deux volumes. Le sujet en est la délivrance du Saint-Sépulcre pur Godefroy de Bouillon, qui dirigea la première croisade, et conquit à grand’peine Jérusalem sur les païens. Lamartine gardera toujours en goût de la lecture qui éventera, son intelligence, formera son âme, et contribuera à faire de lui un grand poète.