Page:Weil et Chénin, Contes et récits du XIXe siècle - 1913.djvu/148

Cette page n’a pas encore été corrigée

de quelques têtes de poisson avec un peu de riz cuit à l'eau. Et j'en eus tant de pitié que je commandai à mon ordonnance de lui préparer une pâtée et de lui offrir à boire. D'un air humble et reconnaissant, elle accepta ma préve- nance, et je la vois encore s'approchant avec lenteur de ce repas inespéré, avançant une patte, puis l'autre, ses yeux clairs tout le temps fixés sur les miens, pour s'assurer si elle ne se trompait pas, si bien réellement c'était pour elle. Le lendemain matin, par exemple, je voulus la mettre à la porte. Après lui avoir fait servir un déjeuner d'adieu, je frap- pai dans mes mains très fort, en trépignant des deux pieds à la fois, comme il est d'usage en pareil cas, et en disant d'un ton rude « Allez-vous-en, petite Moumoutte » Mais non, elle ne s'en allait pas, la Chinoise. Évidemment, elle n'avaitaucune frayeur de moi, comprenant par intuition (1) que c'était très exagéré, tout.ce bruit. Avec un air de me dire «  Je sais bien, va, que tu ne me feras pas de mal », elle restait tapie dans son coin, écrasée sur le plancher, dans la pose d'une suppliante, fixant sur moi deux yeux dilatés, un regard humain que je n'ai jamais vu qu'à elle seule. Commentfaire? Je ne pouvais pourtantpas établir une chatte à demeure dans ma chambre de bord. Et surtout une bête si vilaine et si maladive. Quel encombrementpour l'avenir 1. Alors je la mis à mon cou, avec mille égards toutefois, et en lui disant même « Je suis bien fâché, ma petite Moumoutte. » Mais je l'emportai résolument dehors, à l'autre bout de la batterie (2), au milieu des matelots qui, en général, sont hos- pitaliers et accueillants pour les chats quels qu'ils soient. Toute aplatie contre les planches du pont, et la tête retournée vers moi pour m'implorer toujours avec son regard de prière, elle se mit à filer d'une petite allure humble et drôle, dans la direction de ma chambre, où elle fut rentrée la première de nous deux; quand j'y revins après elle, je la trouvai tapie obsti- nément dans son même petit coin, et ses yeux étaient si expres- sifs que le courage me manqua pour la chasser de nouveau. Voilà comment cette chinoise me prit pour maître Je me rappelle le premier jour où nos relations devinrent véritablement affectueuses. C'était au large, dans le nord de la mer Jaune, par un temps triste de septembre. J'étais installé à écrire. Moumoutte Chinoise habitait sous mon lit depuis deux se- maines à peu près. Elle vivait là, retirée, discrète, mélancolique, se montrant peu, presque constamment cachée, et comme 1. Par intuition sans rdfibettir, d'instinct. 2. Batterie endroit ou se trouvent les canons, & bord d'un navire.