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croûtes de pâté. Parfois les palefreniers l'envoyaient puiser à la pompe un seau d'eau qu'il rapportait fièrement, avec une face cramoisie et la langue hors de la bouche. Et je l'enviais. Il n'avait pas comme moi des fables de La Fontaine à ap- prendre il ne craignait pas d'être grondé pour une tache à sa blouse, lui! Il n'était pas tenu de dire honjaur, monsieur,! bonjour, madame! à des personnes dont les jours et les soirs, bons ou mauvais, ne l'intéressaient pas du tout; et, s'il n'avait pas comme moi une arche de Noé et un cheval à mé- canique, il jouait à sa fantaisie avec les .moineaux qu'il attra- pait, les chiens errants comme lui, et même les chevaux de l'écurie, jusqu'à ce que le cocher l'envoyât dehors au bout d'un balai. Il était libre et hardi. De la cour, son domaine, il me regardait à ma fenêtre comme on regarde un moineau en cage. Il advint que cette cour fut dépavée. On ne la dépavait que pour la repaver; mais, comme il avait plu pendant les travaux, elle était fort boueuse, et Alphonse, qui y vivait comme un sa- tyre dans son bois (1), était, de la tête aux pieds, de la couleur du sol. Il remuait les pavés avec une joyeuse ardeur. Puis, levant la tête et me voyant muré là-haut, il me fit signe de venir. J'avais bien envie de jouer avec lui à remuer des pa- vés. Je n'avais pas de pavés à remuer dans ma chambre, moi. Il se trouva que la porte de l'appartement était ouverte. Je descendis dans la cour. «  Me voilà, dis-je à Alphonse. Porte ce pavé », me dit-il. Il avait l'air sauvage et la voix rauque,j'obéis. Tout à coup le pavé me fut arraché des mains, et je me sentis enlevé de terre. C'était ma bonne qui m'emportait, indignée. Elle me lava au savon de Marseilleet me fit honte de jouer avec un polisson, un rôdeur, un vaurien. « Alphonse, ajouta ma mère, Alphonse est mal élevé; ce n'est pas sa faute, c'est son malheur mais les enfants bien élevés ne doivent pas fréquenter ceux qui ne le sont pas. » J'étais un petit enfant très intelligent et très réfléchi. Je re- tins les paroles de ma mère, et elles s'associèrent, je ne sais comment, à ce que j'appris des enfants maudits en me fai- sant expliquer ma vieille Bible en estampes. Mes sentiments pour Alphonse changèrent tout à fait. Je ne l'enviai-plus non. Il m'inspira un mélange de terreur et de pitié. « Ce n'est pas sa faute, c'est son malheur. » Cette parole de ma mère me troublait l. Satyre les satyres étaient d'anciennes divinités qu'on roprésontaitavec un corps d'homme ot des pieds do bouc, et qui vivaient dans les bois.