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l’âme et du monde, entre une pensée de moi et un changement hors de moi ; mais cette correspondance ne constitue pas une action, je puis seulement en user pour agir. C’est selon cette double nature que je vais examiner tout ce qui en moi est imagination. Je rappelle donc en foule toutes les pensées dont je m’efforçais d’oublier la présence : ville, nuages, bruits, arbres, formes, couleurs, odeurs, émotions, passions, désirs, tout cela a de nouveau pour moi un sens ; la question est de savoir quel sens. L’imagination me semble déréglée en toutes ces pensées marquées de passion, qui s’imposent à moi parfois aussi violemment que les impressions des sens, puis qui changent, que je change, qui m’échappent. C’est ainsi que parfois quelque chose, au tournant de la route, m’effraie ; qu’est-ce ? Non pas des impressions sensibles ; les impressions ne parviennent pas plus à ma pensée que les dessins bizarres formés par les lettres, lorsque je lis. Ce qui m’effraie, c’est l’idée, formée par l’imagination à l’occasion de ce que je vois, d’une volonté hostile et puissante qui me menace. Quelques instants plus tard mon imagination forme une autre idée : celle d’un être inoffensif, d’un arbre. Parfois je puis ensuite jouer avec ma frayeur, me l’inspirer de nouveau si je veux, mais il arrive alors, ou qu’elle m’échappe, ou qu’elle me saisisse malgré moi. En toutes ces choses qui m’entourent, que je croirais indépendantes de moi, je remarque de pareils jeux d’imagination. De toute manière les idées que j’en ai représentent bien la présence du monde sur moi, non la prise de moi sur le monde ; car elles se forment en moi au moins en partie malgré moi. Je les subis, elles ne m’apportent donc qu’ignorance. Mais poursuivons. N’y a-t-il pas d’autres pensées où l’imagination ait part ? Si, il y en a, et bien autres.