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lequel je pense est troublé en sa source, que ma volonté n’est plus mienne, qu’en s’emparant du monde elle s’y livre, et que, perdant aussi en efficacité tout ce qu’elle perd en autonomie, elle devient effroi, inquiétude, aversion, désir, espoir. À défaut d’un coup de tonnerre, un léger murmure établit cette mainmise mutuelle et, sinon par ma mort, indissoluble, du monde et de moi l’un sur l’autre. Le monde et mon esprit s’y mêlent si bien que, si je crois penser l’un des deux séparément, je lui attribue aussi ce qui est à l’autre ; ainsi, les pensées confuses occupent toute mon âme. Le moindre ébranlement des sens me jette sur le monde ; mais, comme il ne m’est pas donné sur le monde cette prise directe que j’y cherche à tâtons, mon vouloir, loin d’être actif, tombe à la passion ; j’attribue alors à ce vouloir plus ou moins d’influence selon qu’il est moins ou plus déçu, je regarde mon être comme constitué par cette puissance imaginaire qui ne vient que du monde, et, en retour, je doue le monde de passions. En ce corps à corps, le monde est toujours vainqueur, quoique je m’y trompe toujours. Je dois sortir du monde si j’y veux prendre pied. Je ne dois pas attaquer de front et essayer d’étreindre, mais ruser, chercher une prise et saisir de biais. Déjà, de ce chaos mélangé du monde et de moi, j’ai pu me dégager. J’ai un instant rendu mon esprit, par le doute, aveugle et sourd aux assauts du dehors, j’ai fait taire le tumulte de l’imagination qui m’empêchait de reconnaître en moi non pas un être qui se nourrit, marche, s’arrête, aime, hait, mais un être qui pense, et j’ai enfin connu que je suis. Je sais maintenant tout ce que je peux savoir par le pur entendement. À présent je n’ai plus à suspendre l’imagination, mais à lui laisser cours pour m’instruire auprès d’elle. C’est en ce nœud d’action et de