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pour mieux dire, ce progrès doit se fonder sur la charte qui lie moi et le monde, à savoir que, n’ayant à moi que ma liberté, je n’exerce qu’une puissance indirecte.

Qu’est-ce que cette puissance ? Comment est-ce que sans avoir d’action sinon sur moi-même, et seulement négative, je mords en même temps sur le monde ? C’est ce qu’il n’est pas facile de connaître, car cette prise que j’ai sur le monde, je ne puis ni la déduire, ni l’expliquer, ni la constater, mais seulement en user. Mais en user, en quoi est-ce que cela consiste ? Dois-je me résoudre à agir aveuglément ? Agir aveuglément, ce n’est pas agir, c’est pâtir. Posséder une puissance que je ne dirigerais pas, ce serait n’exercer aucune puissance. Il me faut donc un moyen de disposer de ma propre action. Où chercher ce moyen ? Dans ma pensée ; aussi bien n’y a-t-il rien, du moins à mon égard, qui ne soit pensée. Ou du moins, au sujet de ce qui n’est pas ma pensée, ma pensée seule m’instruit ; c’est ma pensée qui a témoigné de ma propre existence, ma pensée qui a témoigné de l’existence du monde. Ma pensée doit témoigner aussi de mon action sur le monde ; comme les impressions me servent d’intermédiaires pour subir le monde, une autre espèce de pensée doit me servir d’outil pour le changer. C’est par ces pensées que sera défini le passage que le monde me laisse. Que sont-elles ? Le « Je pense, donc je suis » ne m’est ici d’aucune utilité ; je me trouve dans un nouveau royaume, devant une connaissance nouvelle. Connaître, jusqu’ici, n’a pas été autre chose pour moi que de rendre compte d’une pensée. Quand j’ai dit : « Je pense, donc je suis », j’ai su que j’existais, je l’ai su aussitôt, d’une manière parfaite, complète, et qui me satisfaisait au point que je ne conçois