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exercé, l’être que je nomme moi n’est rien. Pour me connaître, il me reste donc à savoir jusqu’où ce pouvoir s’étend ; mais qu’est-ce à dire ? Ce pouvoir ne comporte pas de degrés plus que l’existence même, que j’ai reconnue être identique avec lui. Je puis, comme j’existe, absolument. Un pouvoir comme celui que j’attribue à un roi, qui est un rapport entre une chose et une autre, par exemple entre ses paroles et les mouvements de ses sujets, peut être mesuré ; mais mon pouvoir n’est pas cette ombre de pouvoir, il réside tout entier en moi-même, étant cette propriété de moi, qui est moi, par laquelle décider, pour moi, c’est agir. Tout pouvoir réel est infini. S’il n’existe que moi, il n’existe que cette puissance absolue ; je ne dépends que de mon vouloir, je n’existe qu’autant que je me crée, je suis Dieu. Je suis Dieu, car cette même domination souveraine que j’exerçais sur moi négativement quand je m’interdisais de juger, je dois en ce cas l’exercer positivement, concernant la matière de mon jugement ; c’est-à-dire que rêves, désirs, émotions, sensations, raisonnements, idées ou calculs ne doivent être que mes vouloirs. Ai-je jamais attribué à Dieu une puissance plus grande ? Or il n’en est rien. Je ne suis pas Dieu. Ce pouvoir qui est mien, infini par sa nature, je dois lui reconnaître des bornes ; ma souveraineté sur moi, absolue tant que je ne veux que suspendre ma pensée, disparaît dès qu’il s’agit de me donner une chose à penser. La liberté est la seule puissance qui soit mienne absolument. Il existe donc autre chose que moi. Si nul pouvoir n’est limité par lui-même, il me suffit de connaître que ma puissance n’est pas toute-puissance pour connaître que l’existence de moi n’est pas l’unique existence. Quelle est l’autre existence ? Elle se définit par cette