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mêmes propriétés ; aussi l’illustre géomètre Gauss n’a-t-il pas jugé inutile de mesurer la somme des trois angles d’un triangle. Si la géométrie, la mesure, l’action s’accordent, c’est hasard. Tout est livré à ce malin génie de Descartes qui n’est autre chose que le hasard. Hasard, non point nécessité. Autrement dit, rien de ce qui passe dans ma conscience n’a d’autre réalité que la conscience que j’en ai ; il n’y a d’autre connaissance pour moi que d’avoir conscience de ce dont j’ai conscience. Connaître un rêve, c’est le rêver ; connaître une souffrance, c’est la souffrir ; connaître un plaisir, c’est en jouir. Tout est sur le même plan. Il ne me sert en rien de passer de ce qu’on nomme le sensible à ce qu’on nomme l’intelligible ; je connais une propriété du triangle quand, à la suite des constructions convenables, elle me saute aux yeux ou pour mieux dire à l’imagination. Si les idées mathématiques me donnent un sentiment de clarté et d’évidence que n’apportent pas les sensations, il ne s’ensuit pas que ce sentiment soit quelque chose indépendamment de la conscience que j’en ai. Aucune pensée, aucune action n’a pour moi plus de valeur qu’une autre. Tout est indifférent tant que le hasard me tient. Non pas que peut-être une échelle de valeurs, que j’ignore, ne puisse s’appliquer à mes pensées ; cela même est hasard. Le hasard est vêtu, déguisé de bleu, de gris, de lumière, de dur et de mou, de froid et de chaud, de droit et de courbe, de triangles, de cercles, de nombres ; le hasard, c’est-à-dire n’importe quoi. Je n’ai jamais conscience de rien, sinon des vêtements du hasard ; et cette pensée même, en tant que j’en ai conscience, est hasard. Il n’y a rien de plus.

N’y a-t-il rien de plus ? Non, si rien pour moi ne se révèle exister qu’autant que j’en ai conscience.