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rents faits d’idées simples arrivent, en s’élevant, à approcher de plus en plus la complication des choses existantes, devons-nous croire que l’abîme qui sépare malgré tout nos raisonnements du monde n’est pas dû à notre esprit borné, plutôt qu’à la nature des idées ? D’où l’on arrive à se représenter qu’en un entendement infini il doit être vrai que César a passé le Rubicon, exactement comme il est vrai pour nous que deux et deux font quatre. S’il n’en est pas ainsi pour nous, c’est qu’il est besoin, pour connaître à proprement parler un événement, d’une analyse infinie. « Quoiqu’il soit aisé, dit Leibniz, de juger que le nombre de pieds du diamètre n’est pas enfermé dans la notion de la sphère en général, il n’est pas si aisé de juger si le voyage que j’ai dessein de faire est enfermé dans ma notion ; autrement il nous serait aussi aisé d’être prophètes que d’être géomètres. »

L’idée que nous pouvons nous faire de Descartes comme fondateur de la science moderne semble ainsi complète. La géométrie classique était encore comme collée à la terre ; il l’en a détachée, il a été comme un second Thalès par rapport à Thalès. Il a transporté la connaissance de la nature du domaine des sens au domaine de la raison. Il a donc purifié notre pensée d’imagination, et les savants modernes, qui ont appliqué l’analyse directement à tous les objets susceptibles d’être ainsi étudiés, sont ses vrais successeurs. Poincaré, en substituant aux preuves intuitives concernant l’addition et la multiplication des preuves analytiques, a fait preuve d’esprit cartésien. Ceux qui, après Leibniz, espèrent bâtir pour ainsi dire l’univers avec des idées, ou pensent du moins que l’univers en Dieu, ou bien, pour parler autrement, en soi, n’est pas bâti autrement, ceux-là aussi procèdent de Des-