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colle si étroitement à la technique elle-même, qu’elle semble sans parenté avec cette autre intelligence commune à tous qui a paru si longtemps seul juge des notions fondamentales. À lui voir apparemment perdre ce privilège, des hommes qui ne possèdent qu’elle expriment un plaisir, un soulagement qui ne fait guère honneur à leur courage ; ils ne demandent, il faut le croire, qu’à laisser leur destin, leur vie et toutes leurs pensées aux mains de quelques-uns, doués pour l’usage exclusif de telle ou telle technique. Chercher dans quelle mesure on peut peut-être traduire en termes de bon sens les paradoxes des théories nouvelles, ce n’est pas en servir la publicité ; mais la science n’est pas encore asservie à la publicité.

L’on se trompe sans doute en croyant qu’il se trouve, dans ces parties si étranges de la science moderne, des secrets connus des seuls initiés. Les notions d’espace, de temps, de cause, sont les mêmes pour le physicien le plus éminent que pour un paysan illettré ; tout ce que le physicien possède en plus, c’est la connaissance précise des cas où ces notions communes sont impuissantes à organiser en un système cohérent l’ensemble des données expérimentales accompagnées de leurs interprétations les plus simples. Si, à ce moment, le physicien choisit de formuler des suppositions, des lois, des images incompatibles avec les notions communes à tous, il ne s’éloignera pas seulement du paysan, il s’éloignera d’abord de lui-même, de tout ce qui, en lui-même, ressemble au paysan.