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pour que l’âme soit sauvée ; exactement comme le Christ. Mais il serait trop long de s’étendre là-dessus.

Je ne puis admettre qu’on dise que les Grecs se sont attachés « désespérément » à la proportion (c’était bon pour Nietzsche de s’attacher « désespérément », parce qu’il sentait qu’il allait devenir fou), ou qu’ils aient eu un sentiment si intense de la disproportion entre l’homme et Dieu. Tous les hommes ont le sentiment à la fois d’une distance infinie et d’une unité absolue entre l’homme et Dieu ; ces deux sentiments contradictoires se combinent partout en nuances infinies. Chez les Grecs l’angoisse et le désespoir n’avaient pas part au sentiment de leur rapport avec le monde, en ce sens qu’ils conservaient toujours le sens du bonheur. Chez des hommes comme Nietzsche — qui se décrit lui-même sous le nom d’homme dionysiaque ; comment dès lors pouvait-il voir juste ? Car s’il avait vu juste, la Grèce aurait comme lui sombré dans la folie — l’idée de bonheur n’évoque rien ; la catastrophe et le déséquilibre les attirent ; ils ont besoin de s’anéantir. Les Grecs avaient une conception douloureuse de la vie, car ils savaient que la nécessité écrase l’homme ; mais ils savaient aussi que l’homme est écrasé par des forces extérieures, et qu’en lui se trouve un principe de bonheur. Leur conception du bonheur était l’équilibre, équilibre entre les parties de l’âme, équilibre entre les hommes, équilibre entre la pensée et le monde. La parenté entre la géométrie et la justice, l’idée que le monde est constitué par une harmonie comme l’âme quand elle est ce qu’elle doit être, sont évoquées par Platon comme le trésor d’une antique sagesse.

Il n’est pas facile de concevoir et d’exprimer en