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comme soumis aux lois mathématiques, ce qui faisait du géomètre un imitateur du législateur suprême. Il est clair que les jeux mathématiques des Babyloniens, où on se donnait la solution avant les données, étaient inutiles à cet effet. Il fallait des données réellement fournies par le monde ou l’action sur le monde ; il fallait donc trouver des rapports de quantités tels que les problèmes n’eussent pas besoin d’être artificiellement préparés pour « tomber juste », comme c’est le cas pour les nombres entiers.

C’est pour les Grecs que la mathématique était vraiment un art. Son objet était le même que l’objet de leur art, à savoir rendre sensible une parenté entre l’esprit humain et l’univers, faire apparaître le monde comme « la cité de tous les êtres raisonnables ». Et elle avait vraiment une matière dure, une matière qui existait, comme celle de tous les arts sans exception, au sens physique du mot ; cette matière, c’était l’espace réellement donné, imposé comme une condition de fait à toutes les actions des hommes. Leur géométrie était une science de la nature ; leur physique (je pense à la musique des pythagoriciens, et surtout à la mécanique d’Archimède et à son étude des corps flottants) était une géométrie où les hypothèses étaient présentées comme des postulats.

Je crains qu’on ne se rapproche plutôt aujourd’hui de la conception des Babyloniens, c’est-à-dire qu’on ne fasse du jeu plutôt que de l’art. Je me demande combien de mathématiciens, aujourd’hui, regardent la mathématique comme un procédé en vue de purifier l’âme et d’ « imiter Dieu » ? D’autre part il me semble que la matière manque. On fait beaucoup d’axiomatique, ce qui semble rapprocher des Grecs ; mais ne choisit-on pas les axiomes dans une large mesure à volonté ? Tu parles de « matière dure » ; mais cette matière n’est-elle pas essentielle-