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héros ? Les hommes des autres professions, sauf de rares exceptions, ne le sont pas non plus. Les savants ont donc couru en avant, sans rien réviser, car toute révision aurait semblé un retour en arrière ; ils ont ajouté seulement. Quand ils se sont heurtés au discontinu, ils n’ont pas renoncé pour autant à tout ramener à des variations d’énergie ; ils ont simplement mis la discontinuité dans l’énergie elle-même, lui ôtant ainsi toute signification, mais ils ont néanmoins continué à la mettre au centre de toute étude, sous l’effet de l’élan acquis au cours des siècles antérieurs. La difficulté d’établir par la notion de probabilité un pont entre le monde qui nous est donné et le monde hypothétique et purement mécanique des atomes ne les a pas embarrassés ; les conséquences de la théorie des quanta, laquelle a sa source dans l’étude de la probabilité, les ont amenés à loger la probabilité parmi les atomes eux-mêmes. Ainsi les trajectoires des particules atomiques ne sont plus nécessaires, mais probables, et la nécessité n’est nulle part. Pourtant la probabilité ne peut se définir que comme une nécessité rigoureuse dont certaines conditions sont connues et les autres inconnues ; la notion de probabilité, séparée de celle de nécessité, n’a aucun sens. La probabilité ainsi séparée n’est plus que le résumé des statistiques, et la statistique même ne se justifie par rien, sinon par l’utilité pratique ; on donne raison à mille faits contre un fait, par une sorte de transposition du suffrage ou du plébiscite. Il ne reste plus alors que l’expérience brute, et pourtant la science, comme tout effort de pensée, consiste à interpréter l’expérience. Au reste on n’a jamais interprété autant qu’aujourd’hui ; jamais on n’a fait autant d’hypothèses ; jamais il n’a été permis d’en faire avec une telle licence.