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loisir nous empêche d’entrer dans leurs rangs ? Ou cette révolution a-t-elle au contraire remplacé l’inégalité par l’égalité, en nous apprenant que le royaume de la pensée pure est le monde sensible lui-même, que cette connaissance quasi divine qu’ont pressentie les religions n’est qu’une chimère, ou plutôt qu’elle n’est autre que la pensée commune ? Rien n’est plus difficile, et en même temps rien n’est plus important à savoir pour tout homme. Car il ne s’agit de rien de moins que de savoir si je dois soumettre la conduite de ma vie à l’autorité des savants, ou aux seules lumières de ma propre raison ; ou plutôt, car cette question-là, ce n’est qu’à moi qu’il appartient de la décider, si la science m’apportera la liberté, ou des chaînes légitimes. C’est ce que le miracle géométrique, considéré en sa source, permet difficilement de dire. La légende veut que Thalès ait trouvé le théorème fondamental de la mathématique en comparant, pour mesurer les pyramides, le rapport des pyramides à l’ombre des pyramides, de l’homme à l’ombre de l’homme. Ici la science semblerait n’être qu’une perception plus attentive. Mais ce n’est pas ainsi qu’en ont jugé les Grecs. Platon sut bien dire que, si le géomètre s’aide de figures, ces figures ne sont pourtant pas l’objet de la géométrie, mais seulement l’occasion de raisonner sur la droite en soi, le triangle en soi, le cercle en soi. Comme ivres de géométrie, les philosophes de cette école rabattirent, par opposition à cet univers des idées dont un miracle leur donnait l’entrée, l’ensemble des perceptions à un tissu d’apparences, et défendirent la recherche de la sagesse à quiconque n’était pas géomètre. La science grecque nous laisse donc incertains. Aussi bien vaut-il mieux consulter la science moderne ; car, si l’on excepte une astronomie assez rudimentaire, c’est à la science