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En pensant la géométrie, nous pensons toujours que la droite est quelque chose de pur, œuvre de l’esprit, étrangère aux apparences, étrangère au monde ; que des nécessités lui sont attachées ; que ces nécessités sont réellement les lois mêmes du monde ; que certaines choses dans le monde, qui nous portent à imaginer la droite, et sans lesquelles nous ne pouvons la penser, sont infiniment autres qu’elle ; qu’en agissant comme si elles étaient des droites notre action sera efficace. Il y a là plus d’une contradiction. Chose étrange, ces contradictions, impossibles à éliminer, sont ce qui donne à la géométrie une valeur. Elles reflètent les contradictions de la condition humaine.

Un physicien qui dispose un support, un fléau de balance, des poids égaux ou inégaux aux deux bouts, pense une droite tournant autour d’un point fixe, tout en sachant qu’il n’a devant lui ni point fixe ni droite ; une droite n’est pas quelque chose qu’un choc puisse fléchir ou briser, qu’un feu puisse fondre. Le physicien fait avec ce fléau ce que fait le géomètre avec sa craie écrasée ; il fait aussi davantage. La craie suit la main du géomètre, et ce qu’il y a de craie écrasée sur le tableau reste immobile jusqu’à ce qu’on l’enlève avec une éponge ; le géomètre fait de simples dessins sur une surface, soustraite à tout changement, hors ses propres retouches, pendant la durée de sa méditation. Le physicien manie des objets dans l’espace à trois dimensions, et, après les avoir maniés, il les abandonne exposés au changement. Ainsi abandonnés, ils continuent parfois à évoquer dans l’imagination du physicien les mêmes notions mathématiques qu’ils évoquaient lorsqu’il les maniait ; l’expérience alors a réussi. Cette manière de définir une expérience réussie semble étrange ;