Page:Weil - Sur la science, 1966.djvu/172

Le texte de cette page a été corrigé et est conforme au fac-similé.

Mais quand on a compris que les lignes tracées par le géomètre, que les choses objets de l’observation ou de l’expérimentation du physicien, sont des imitations des notions mathématiques, on a compris bien peu de chose encore. Car on ignore en quoi consiste ce rapport que l’on peut nommer, faute de mieux, imitation. J’écrase à deux reprises de la craie sur un tableau noir ; j’obtiens deux fois quelque chose d’autre qu’une droite, autre et infiniment différent ; cependant il me semble avoir tracé la première fois à peu près une droite, la deuxième fois à peu près une ligne courbe. En quoi consiste la différence entre ces deux masses de craie ? Le géomètre peut laisser de côté une pareille question, lui qui s’intéresse à la droite ; le physicien ne le peut pas, car il s’intéresse non pas aux systèmes clos qu’il bâtit dans son esprit en s’aidant de signes et de figures, mais au rapport des choses avec ces systèmes. Ce rapport est d’une obscurité impénétrable. Si l’on examine l’exemple le plus simple, la droite, on trouve que ce qui porte l’homme à penser la droite, c’est le mouvement dirigé, c’est-à-dire le projet du mouvement ; les spectacles qui lui font penser la droite sont ou celui d’un point, c’est-à-dire d’un lieu, s’il pense à y aller, ou celui de deux points, s’il pense à un chemin menant de l’un à l’autre, ou celui de la trace d’un mouvement accompli en pensant la droite, trace de craie sur un tableau noir, d’un crayon sur du papier, d’un bâton sur le sable, ou toute autre trace. C’est parce que celui qui a écrasé de la craie sur un tableau noir pensait la droite en l’écrasant que celui qui regarde la craie écrasée est amené par ce spectacle à penser lui aussi la droite. Cette parenté entre le mouvement et la vue, fondement de la perception, est un mystère ; il suffit de contem-