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pensée une juxtaposition de lieux qui équivaut à tous les lieux, une succession d’instants qui équivaut à tous les instants, comme s’il était partout et toujours, comme s’il était éternel. Mais pour qu’il y ait là une véritable image du regard que l’homme voudrait pouvoir abaisser sur le monde, et non un mensonge vide et froid, il faut que cet acte soit difficile, qu’il semble sur le point de s’achever et ne s’achève jamais, que la nécessité du temps et de l’espace qui s’y oppose soit plus douloureusement ressentie que dans les moments mêmes les plus malheureux de la vie. Un juste mélange de l’unité et de ce qui s’oppose à l’unité, c’est la condition du beau et le secret de l’art, secret mystérieux pour l’artiste aussi. Une suite de sons varie comme la voix d’un être esclave de l’émotion, soumis au changement, soumis aussi à l’obsession ; pourtant les combinaisons de sons s’enchaînent par des retours réguliers où elles semblent à la fois identiques à elles-mêmes et nouvelles, de sorte que celui qui écoute parcourt la suite même à laquelle il est enchaîné ; le silence entoure cette suite de part et d’autre, lui marque un commencement et une fin, et en même temps semble la prolonger indéfiniment. Un espace est clos de limites qu’on n’imagine pas modifiables et qui semblent enfermer un monde à part, mais évoque aussi des distances illimitées, plus lointaines que les étoiles, hors de lui, dans toutes les directions ; on le saisit presque d’un coup d’ail dans sa structure, mais il invite à la marche qui en développe une infinité d’aspects différents. Un marbre qu’on croirait fluide et s’écoulant par nappes, qu’on croirait flexible à la pression de tout l’univers environnant, a pris pour toujours la forme d’un corps humain intact, dans la position d’équilibre où la pesanteur ne l’altère pas et où tout mouve-