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Rien n’est plus étranger au bien que la science classique, elle qui prend le travail le plus élémentaire, le travail d’esclave, comme principe de sa reconstruction du monde ; le bien n’y est même pas évoqué par contraste, comme terme antagoniste. On peut peut-être s’expliquer ainsi qu’en aucun temps et aucun lieu, sinon au cours des quatre derniers siècles dans la petite péninsule d’Europe et son prolongement américain, les hommes ne se soient donné la peine d’élaborer une science positive. Ils étaient plus désireux de saisir la complicité secrète de l’univers à l’égard du bien. Il y a là un grand attrait, mais aussi un grand danger ; car l’homme confond facilement l’aspiration au bien avec le désir ; le péché n’est pas autre chose que ce mélange impur ; ainsi, en essayant de saisir dans le monde des valeurs plutôt que de la nécessité, on risque d’encourager en soi-même ce qu’il y a de plus trouble. Mais si l’on sait éviter ce danger, une telle tentative est peut-être une méthode de purification bien supérieure à la science positive. Bien entendu, elle ne peut aboutir à un savoir communicable à la manière de la science ; on s’en convaincra si l’on réfléchit que toute étude scientifique des phénomènes de la nature, si abstraite soit-elle, est menée de manière à aboutir, en fin de compte, à une collection de recettes techniques, au lieu que les sages, les grands artistes, les saints, ne disposent jamais de recettes, non seulement à l’usage d’autrui, mais même à leur propre usage, quoiqu’ils aient chacun une méthode pour donner l’existence au bien auquel ils aspirent. Les résultats des efforts accomplis pour penser l’univers, le corps humain, la condition humaine dans leur rapport avec le bien ne peuvent peut-être pas s’exprimer dans un autre langage que celui des mythes, de la poésie, des images ; images faites non