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JAFFIER

Quand je vois cette ville si belle, si puissante et si paisible, et que je pense qu’en une nuit nous, quelques hommes obscurs, nous allons en devenir les maîtres, je crois rêver.

RENAUD

Oui, nous rêvons. Les hommes d’action et d’entreprise sont des rêveurs ; ils préfèrent le rêve à la réalité. Mais, par les armes, ils contraignent les autres à rêver leurs rêves. Le vainqueur vit son rêve, le vaincu vit le rêve d’autrui. Tous les hommes de Venise qui auront vécu la nuit prochaine et la journée de demain resteront jusqu’à leur mort sans savoir s’ils rêvent ou veillent. Mais, dès demain, leur cité, leur liberté, leur puissance leur paraîtra encore plus irréelle qu’un rêve. Les armes font le rêve plus fort que la réalité ; c’est cette stupeur qui fait la soumission. Dès demain, il faut qu’ils croient avoir toujours été soumis à l’Espagne, n’avoir jamais été libres. Le ciel, le soleil, la mer, les monuments de pierre ne seront plus réels pour eux. Quant aux enfants, ils naîtront déracinés. Mais il faut que le choc soit violent pour leur ôter pour toujours le sentiment du réel. Il est bon que la nuit de notre entreprise soit celle même qui précède la fête, que l’aube qui aurait dû être celle de la fête se lève sur leur ruine. Excellent dressage. Ils se lèveront demain pour tout autre chose que pour leur fête.