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bourgeois en leur donnant ces fonctions que les nobles leur refusaient ; bien entendu, ces fonctions n’auront plus d’autorité. Les nobles ne devront plus avoir aucune place ; eux qui étaient trop fiers pour parler aux étrangers ne devront rien pouvoir faire, ni commerce, ni mariage, ni déplacement, sans passer de longues heures dans les antichambres d’Espagnols pour obtenir des autorisations.

Il faut que cette nuit et demain les gens d’ici sentent qu’ils ne sont que des jouets, se sentent perdus. Il faut que le sol leur manque sous les pieds soudain et pour toujours, qu’ils ne puissent trouver un équilibre qu’en vous obéissant. Alors, si durement que vous les gouverniez, ceux mêmes à qui les soldats que vous commandez auront tué un père ou un fils, déshonoré une sœur ou une fille, vous regarderont comme un dieu. Ils s’accrocheront à vous comme un enfant au manteau de sa mère. Mais pour cela il faut que cette nuit rien ne soit respecté, que tout ce qu’ils tiennent pour éternel et sacré, que leurs corps et les corps des êtres chers, que tout cela soit sous leurs yeux livré comme jouet à ces grands enfants que sont les soldats. Il faut que demain ils ne sachent plus où ils en sont, ne reconnaissent plus rien autour d’eux, ne se reconnaissent plus eux-mêmes. C’est pourquoi, outre ceux qui résisteront, et qui, bien entendu, devront être tous tués, il sera bon que les massacres aillent un peu plus loin, que plusieurs de ceux qui survivront aient souffert patiemment qu’un être cher ait été tué ou déshonoré sous leurs yeux. Après cela, on en fera ce qu’on voudra.