Page:Weil - Poèmes suivis de Venise sauvée, 1968.djvu/89

Le texte de cette page a été corrigé et est conforme au fac-similé.

Mais c’est aussi dans l’intérêt des gens de Venise eux-mêmes qu’il faut agir ainsi. Ces gens qui dès demain se trouveront sujets du roi d’Espagne. Il faut abattre leur courage d’un coup et une fois pour toutes, dans leur intérêt, pour pouvoir ensuite les faire obéir sans effusion de sang. Vous n’y parviendrez pas autrement. Car, quoi que j’aie pu dire dans mon discours aux conjurés, presque tous haïssent l’Espagne et sont passionnément attachés à leur patrie et à leur liberté, le peuple autant que les nobles. Ainsi, si vous n’abattez pas leur courage une fois pour toutes, ils se révolteront tôt ou tard, et la répression de la révolte exigera plus d’effusion de sang et causera plus de dommage à votre réputation que les horreurs du sac. Les cruautés de cette nuit ne feront pas tort à votre réputation, car tout le monde sait quelle est la licence des soldats dans un sac. Vous arrêterez cette licence quand elle sera allée assez loin ; comme c’est vous qui aurez rendu l’ordre et la sécurité après la terreur, les gens d’ici vous obéiront aveuglément. Ils vous obéiront contre leur gré, mais c’est ainsi qu’un vrai chef aime être obéi. Et presque aussitôt ils vous aimeront, car ils n’attendront leurs maux et leurs biens que de vous, et l’on aime celui dont on dépend absolument. Mais il faut que cette nuit les ait changés. Voyez-les, fiers, libres et heureux. Demain, il faut qu’aucun d’eux n’ose lever les yeux devant le dernier de vos mercenaires. Il vous sera facile après de gouverner la ville paisiblement et avec gloire pour vous, pourvu que vous preniez soin d’humilier les nobles, ce qui effraiera le peuple, et de satisfaire quelques