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Pourquoi blesser de ton aurore
Les yeux des vaincus, jour mort-né ?
Ils sont las qu’il leur faille encore
Voir luire un soleil condamné.
Un jour mort est trop long à vivre.
L’aube amère ordonne d’en suivre
Le cours affreux sans chanceler.
Le cœur, les genoux leur défaillent.
Il faut pourtant debout qu’ils aillent
Où l’âme ne veut pas aller.

Mille fois mille âmes désertes
Saluent ce jour déjà perdu.
Ces mille et mille jours inertes
Sont un jouet vil et vendu.
Quelques joueurs, hantés d’images,
Le regard au lointain des âges,
Ignorent que le jour paraît.
L’aube et le soir ne sont que songe
Si comme un glaive au cœur n’en plonge
La brève et lumineuse paix.

Aveugles, ils foulent et brassent
Avenirs, passés et présents,
Toujours, sans savoir, quoi qu’ils fassent,
Dans leur faim des jours et des ans,
Se rassasier d’aucun nombre.
Leur main croit, se crispant dans l’ombre,
Tenir les siècles malheureux.
En vain l’axe des cieux est juste.
Jour frêle et sacré, jour auguste,
Jour, tu n’es pas éclos pour eux.