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Il donna roue et levier. Ô merveille !
Le destin plie au poids faible des mains.
Le besoin craint de loin la main qui veille
Sur les leviers, maîtresse des chemins.
Ô vents des mers vaincus par une toile !
Ô terre ouverte au soc, saignant sans voile !
Abîme où frêle une lampe descend !
Le fer court, mord, arrache, étire et broie,
Docile et dur. Les bras portent leur proie,
L’univers lourd qui donne et boit le sang.

Il fut l’auteur des rites et du temple,
Cercle magique à retenir les dieux
Loin de ce monde ; ainsi l’homme contemple,
Seul et muet, le sort, la mort, les cieux.
Il fut l’auteur des signes, des langages.
Les mots ailés vont à travers les âges
Par monts, par vaux, mouvoir les cœurs, les bras.
L’âme se parle et tâche à se comprendre.
Ciel, terre et mer se taisent pour entendre
Deux amis, deux amants parler tout bas.

Plus lumineux fut le présent des nombres.
Les spectres, les démons s’en vont mourant.
La voix qui compte a su chasser les ombres.
L’ouragan même est calme et transparent.
Au ciel sans fond prend place chaque étoile ;
Sans un mensonge elle parle à la voile.
L’acte s’ajoute à l’acte ; rien n’est seul ;
Tout se répond sur la juste balance.
Il naît des chants purs comme le silence.
Parfois du temps s’entrouvre le linceul.