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Lasse qui sans arrêt par la prison du monde
Court, court, avec la faim au ventre pour moteur.

Comme un bétail la nuit par les bancs pourchassée,
Où trouver désormais ta main fine et racée,
Ton port, ton front, ta bouche avec son pli hautain ?
L’eau brille. Trembles-tu ? Pourquoi ce regard vide ?
Trop morte pour mourir, reste donc, chair livide,
Tas de loques prostré dans le gris du matin !

L’usine ouvre. Iras-tu peiner devant la chaîne ?
Renonce au geste lent de ta grâce de reine.
Vite. Plus vite. Allons ! Vite, plus vite. Au soir
Va-t’en, regards éteints, genoux brisés, soumise,
Sans un mot ; sur ta lèvre humble et pâle qu’on lise
L’ordre dur obéi dans l’effort sans espoir.

T’en iras-tu, les soirs, aux rumeurs de la ville,
Pour quelques sous laisser souiller ta chair servile,
Ta chair morte, changée en pierre par la faim ?
Elle ne frémit pas lorsqu’une main la frôle ;
Les reculs, les sursauts sont rayés de ton rôle,
Les larmes sont un luxe où l’on aspire en vain.

Mais tu souris. Pour toi les malheurs sont des fables.
Tranquille et loin du sort de tes sœurs misérables,
Tu ne leur fis jamais la faveur d’un regard.
Tu peux, les yeux fermés, prodiguer les aumônes ;
Ton sommeil même est pur de ces mornes fantômes
Et tes jours coulent clairs sous l’abri d’un rempart.