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Permettez-moi d’aller parler encore à votre maître.
Vous m’avez désarmé. Je ne puis rien, sinon prier,
Soyez bons, laissez-moi. Ayez égard à ma prière.
Ah ! même des valets ne daignent pas me regarder.
Ciel, soleil brillant sur la cité,
Mer, canaux, marbres mêlés à l’eau,
Je vous parle à vous et non aux hommes,
Puisque les hommes n’entendent pas.
Moi, celui qui sauvai vos splendeurs,
Moi, malheureux, je me suis perdu.
Je péris pour vous ; soyez maudits ;
Périssez aussi à votre tour.
Jadis l’on m’entendait, quand je parlais l’on répondait,
Ma parole portait mes volontés parmi les hommes,
J’étais moi-même un homme. Et maintenant, comme une bête,
Dans mon plus grand besoin ma voix ne se fait pas comprendre,
Mon âme vainement voudrait jaillir pour supplier,
Ma douleur est muette et mon crime fatigue en vain.
Sur ces visages durs autour de moi rien ne frémit ;
Lorsque j’entends des mots ce n’est qu’un bruit qui me fait mal,
Car nul ne me répond. Quel sort est descendu sur moi ?
Me faudra-t-il errer dans le désert toute ma vie ?
Est-ce un rêve où je suis ? Ai-je soudain cessé d’être homme ?
Ce qu’à présent je suis, peut-être je le fus toujours.