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Mais dans peu de temps elle apprendra qu’elle est à moi ;
Car voici qu’il vient, le dur moment où tout d’un coup
Ma main va se fermer et l’écraser.
Rien ne peut la défendre. Elle est faible et gît sans armes
À mes pieds. Désormais, qui pourrait nous arrêter ?
Lentement le soleil va baissant vers l’horizon ;
Quand s’éteindront ses feux sur la mer et les canaux,
La cité que voilà va disparaître.
Le soleil de demain ne pourra la rendre au jour ;
Il ne peut qu’éclairer cruellement dès l’aurore
Un cadavre de ville où le fer aura passé.
Ce qu’a tué le fer, nul soleil ne le voit plus.
Quelques heures encore, et la cité sera morte.
Des pierres, un désert, des corps inertes épars.
Ceux-là qui survivront, ce seront tous des cadavres.
Étonnés et muets, ils ne sauront qu’obéir.
Ayant tous vu souiller ou tuer des êtres chers,
Chacun se hâtera de se soumettre à ce qu’il hait.
Leur regard vide en vain cherchera
Leurs palais, leurs maisons, leurs églises.
Tous leurs chants désormais se tairont.
Ils n’auront pas de voix pour se plaindre.
Cette mer pour eux sera muette.
Jour après jour et toute leur vie
Ils n’entendront rien, sinon des ordres.
Par moi cette nuit la terreur, la honte et la mort
Descendront sur eux, et c’est moi qu’ils auront pour maître.
Demain tous ici, à contrecœur, m’obéiront.