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matière brute, dans les plantes, dans les animaux, dans les peuples, dans les âmes. Regardé du point où nous sommes, selon notre perspective, il est tout à fait aveugle. Mais si nous transportons notre cœur hors de nous-mêmes, hors de l’univers, hors de l’espace et du temps, là où est notre Père, et si de là nous regardons ce mécanisme, il apparaît tout autre. Ce qui semblait nécessité devient obéissance. La matière est entière passivité, et par suite entière obéissance à la volonté de Dieu. Elle est pour nous un parfait modèle. Il ne peut pas y avoir d’autre être que Dieu et ce qui obéit à Dieu. Par sa parfaite obéissance la matière mérite d’être aimée par ceux qui aiment son Maître, comme un amant regarde avec tendresse l’aiguille qui a été maniée par une femme aimée et morte. Nous sommes avertis de cette part qu’elle mérite à notre amour par la beauté du monde. Dans la beauté du monde la nécessité brute devient objet d’amour. Rien n’est beau comme la pesanteur dans les plis fugitifs des ondulations de la mer ou les plis presque éternels des montagnes.

La mer n’est pas moins belle à nos yeux parce que nous savons que parfois des bateaux sombrent. Elle en est plus belle au contraire. Si elle modifiait le mouvement de ses vagues pour épargner un bateau, elle serait un être doué de discernement et de choix, et non pas ce fluide parfaitement obéissant à toutes les pressions extérieures. C’est cette parfaite obéissance qui est sa beauté.

Toutes les horreurs qui se produisent en ce monde sont comme les plis imprimés aux vagues par la pesanteur. C’est pourquoi elles enferment une beauté. Parfois