Page:Weil - Pensées sans ordre concernant l’amour de DIeu, 1962.djvu/93

Le texte de cette page a été corrigé et est conforme au fac-similé.

Croix, presque à la plus grande distance possible de Dieu. Il ne faut pas croire que le péché soit une distance plus grande. Le péché n’est pas une distance. C’est une mauvaise orientation du regard.

Il y a, il est vrai, une liaison mystérieuse entre cette distance et une désobéissance originelle. Dès l’origine, nous dit-on, l’humanité a détourné son regard de Dieu et marché dans la mauvaise direction aussi loin qu’elle pouvait aller. C’est qu’elle pouvait alors marcher. Nous, nous sommes cloués sur place, libres seulement de nos regards, soumis à la nécessité. Un mécanisme aveugle, qui ne tient nul compte du degré de perfection spirituelle, ballotte continuellement les hommes et en jette quelques-uns au pied même de la Croix. Il dépend d’eux seulement de garder ou non les yeux tournés vers Dieu à travers les secousses. Ce n’est pas que la Providence de Dieu soit absente. C’est par sa Providence que Dieu a voulu la nécessité comme un mécanisme aveugle.

Si le mécanisme n’était pas aveugle, il n’y aurait pas du tout de malheur. Le malheur est avant tout anonyme, il prive ceux qu’il prend de leur personnalité et en fait des choses. Il est indifférent, et c’est le froid de cette indifférence, un froid métallique, qui glace jusqu’au fond même de l’âme tous ceux qu’il touche. Ils ne retrouveront jamais plus la chaleur. Ils ne croiront jamais plus qu’ils sont quelqu’un.

Le malheur n’aurait pas cette vertu sans la part de hasard qu’il enferme. Ceux qui sont persécutés pour leur foi et qui le savent, quoi qu’ils aient à souffrir, ne sont pas des malheureux. Ils tombent dans le malheur seulement si la souffrance ou la peur occupent l’âme