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seulement le corps du Christ, suspendu au bois, qui a été fait malédiction, c’est aussi toute son âme. De même tout innocent dans le malheur se sent maudit. Même il en est encore ainsi de ceux qui ont été dans le malheur et en ont été retirés par un changement de fortune, s’ils ont été assez profondément mordus.

Un autre effet du malheur est de rendre l’âme sa complice, peu à peu, en y injectant un poison d’inertie. En quiconque a été malheureux assez longtemps, il y a une complicité à l’égard de son propre malheur. Cette complicité entrave tous les efforts qu’il pourrait faire pour améliorer son sort ; elle va jusqu’à l’empêcher de rechercher les moyens d’être délivré, parfois même jusqu’à l’empêcher de souhaiter la délivrance. Il est alors installé dans le malheur, et les gens peuvent croire qu’il est satisfait. Bien plus, cette complicité peut le pousser malgré lui à éviter, à fuir les moyens de la délivrance ; elle se voile alors sous des prétextes parfois ridicules. Même chez celui qui a été sorti du malheur, s’il a été mordu pour toujours jusqu’au fond de l’âme, il subsiste quelque chose qui le pousse à s’y précipiter de nouveau, comme si le malheur était installé en lui à la manière d’un parasite et le dirigeait à ses propres fins. Parfois cette impulsion l’emporte sur tous les mouvements de l’âme vers le bonheur. Si le malheur a pris fin par l’effet d’un bienfait, elle peut s’accompagner de haine contre le bienfaiteur ; telle est la cause de certains actes d’ingratitude sauvage apparemment inexplicables. Il est parfois facile de délivrer un malheureux de son malheur présent, mais il est difficile de le libérer de son malheur passé. Dieu seul le peut. Encore la grâce de