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être, si Job est moins un personnage historique qu’une figure du Christ. « Il se rit du malheur des innocents. » Ce n’est pas un blasphème, c’est un cri authentique arraché à la douleur. Le Livre de Job, d’un bout à l’autre, est une pure merveille de vérité et d’authenticité. Au sujet du malheur, tout ce qui s’écarte de ce modèle est plus ou moins souillé de mensonge.

Le malheur rend Dieu absent pendant un temps, plus absent qu’un mort, plus absent que la lumière dans un cachot complètement ténébreux. Une sorte d’horreur submerge toute l’âme. Pendant cette absence il n’y a rien à aimer. Ce qui est terrible, c’est que si, dans ces ténèbres où il n’y a rien à aimer, l’âme cesse d’aimer, l’absence de Dieu devient définitive. Il faut que l’âme continue à aimer à vide, ou du moins à vouloir aimer, fût-ce avec une partie infinitésimale d’elle-même. Alors un jour Dieu vient se montrer lui-même à elle et lui révéler la beauté du monde, comme ce fut le cas pour Job. Mais si l’âme cesse d’aimer, elle tombe des ici-bas dans quelque chose de presque équivalent à l’enfer.

C’est pourquoi ceux qui précipitent dans le malheur des hommes non préparés à le recevoir tuent des âmes. D’autre part, à une époque comme la nôtre, où le malheur est suspendu sur tous, le secours apporté aux âmes n’est efficace que s’il va jusqu’à les préparer réellement au malheur. Ce n’est pas peu de chose.

Le malheur durcit et désespère parce qu’il imprime jusqu’au fond de l’âme, comme avec un fer rouge, ce mépris, ce dégoût et même cette répulsion de soi-même, cette sensation de culpabilité et de souillure, que le crime devrait logiquement produire et ne produit pas. Le mal