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brutale d’une énergie jusque-là orientée par un attachement et qui n’est plus dirigée. Un chagrin qui n’est pas ramassé autour d’un tel noyau irréductible est simplement du romantisme, de la littérature. L’humiliation aussi est un état violent de tout l’être corporel, qui veut bondir sous l’outrage, mais doit se retenir, contraint par l’impuissance ou la peur.

En revanche une douleur seulement physique est très peu de chose et ne laisse aucune trace dans l’âme. Le mal aux dents en est un exemple. Quelques heures de douleur violente causée par une dent gâtée, une fois passées, ne sont plus rien.

Il en est autrement d’une souffrance physique très longue ou très fréquente. Mais une telle souffrance est souvent tout autre chose qu’une souffrance ; c’est souvent un malheur.

Le malheur est un déracinement de la vie, un équivalent plus ou moins atténué de la mort, rendu irrésistiblement présent à l’âme par l’atteinte ou l’appréhension immédiate de la douleur physique. Si la douleur physique est tout à fait absente, il n’y a pas malheur pour l’âme, parce que la pensée se porte vers n’importe quel autre objet. La pensée fuit le malheur aussi promptement, aussi irrésistiblement qu’un animal fuit la mort. Il n’y a ici-bas que la douleur physique et rien d’autre qui ait la propriété d’enchaîner la pensée ; à condition qu’on assimile à la douleur physique certains phénomènes difficiles à décrire, mais corporels, qui lui sont rigoureusement équivalents. L’appréhension de la douleur physique, notamment, est de cette espèce.

Quand la pensée est contrainte par l’atteinte de la