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je me suis toujours sentie une esclave, au sens que ce mot avait chez les Romains.

Pendant tout cela le mot même de Dieu n’avait aucune place en mes pensées. Il n’en a eu qu’à partir du jour, il y a environ trois ans et demi, où je n’ai pas pu la lui refuser. Dans un moment d’intense douleur physique, alors que je m’efforçais d’aimer, mais sans me croire le droit de donner un nom à cet amour, j’ai senti, sans y être aucunement préparée — car je n’avais jamais lu les mystiques — une présence plus personnelle, plus certaine, plus réelle que celle d’un être humain, inaccessible et aux sens et à l’imagination, analogue à l’amour qui transparaît à travers le plus tendre sourire d’un être aimé. Depuis cet instant le nom de Dieu et celui du Christ se sont mêlés de plus en plus irrésistiblement à mes pensées.

Jusque-là ma seule foi avait été l’amor fati stoïcien, tel que l’a compris Marc-Aurèle, et je l’avais toujours fidèlement pratiqué. L’amour pour la cité de l’univers, pays natal, patrie bien-aimée de toute âme, chérie pour sa beauté, dans la totale intégrité de l’ordre et de la nécessité qui en sont la substance, avec tous les événements qui s’y produisent.

Le résultat a été que la quantité irréductible de haine et de répulsion liée à la souffrance et au malheur s’est entièrement retournée sur moi-même. Et c’est une très grande quantité, parce qu’il s’agit d’une souffrance présente à la racine même de chaque pensée, sans aucune exception.

C’est au point que je ne peux absolument pas m’imaginer la possibilité qu’aucun être humain éprouve de