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travers le sommeil et n’a jamais été suspendue une seconde. Pendant dix ans elle a été telle, et accompagnée d’un tel sentiment d’épuisement, que le plus souvent mes efforts d’attention et de travail intellectuel étaient à peu près aussi dépourvus d’espérance que ceux d’un condamné à mort qui doit être exécuté le lendemain. Souvent beaucoup plus, quand ils apparaissaient tout à fait stériles, et sans fruit même immédiat. J’étais soutenue par la foi, acquise à l’âge de quatorze ans, que jamais aucun effort de véritable attention n’est perdu, même s’il ne doit jamais avoir ni directement ni indirectement aucun résultat visible. Pourtant un moment est venu où j’ai cru être menacée, par l’épuisement et par l’aggravation de la douleur, d’une si hideuse déchéance de toute l’âme que pendant plusieurs semaines je me suis demandé avec angoisse si mourir n’était pas pour moi le plus impérieux des devoirs, quoiqu’il me parût affreux que ma vie dût se terminer dans l’horreur. Comme je vous l’ai raconté, seule une résolution de mort conditionnelle et à terme m’a rendu la sérénité.

Peu de temps auparavant, étant déjà depuis des années dans cet état physique, j’avais été ouvrière d’usine, près d’un an, dans des usines de mécanique de la région parisienne. La combinaison de l’expérience personnelle et de la sympathie pour la misérable masse humaine qui m’entourait et avec laquelle j’étais, même à mes propres yeux, indistinctement confondue, a fait entrer si avant dans mon cœur le malheur de la dégradation sociale que depuis lors