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objet positif de sensation, plus positif qu’un son, qui est la parole secrète, la parole de l’Amour qui depuis l’origine nous a dans ses bras.

Vous, une fois hors de l’œuf, vous connaîtrez la réalité de la guerre, la réalité la plus précieuse à connaître, parce que la guerre est l’irréalité même. Connaître la réalité de la guerre, c’est l’harmonie pythagoricienne, l’unité des contraires, c’est la plénitude de la connaissance du réel. C’est pourquoi vous êtes infiniment privilégié, car vous avez la guerre logée à demeure dans votre corps, qui depuis des années attend fidèlement que vous soyez mûr pour la connaître. Ceux qui sont tombés à vos côtés n’ont pas eu le temps de ramener sur leur sort la frivolité errante de leurs pensées. Ceux qui sont revenus intacts ont tous tué leur passe par l’oubli, même s’ils ont donné l’apparence de se souvenir, car la guerre est du malheur, et il est aussi facile de diriger volontairement la pensée vers le malheur que de persuader à un chien, sans dressage préalable, de marcher dans un incendie et de s’y laisser carboniser. Pour penser le malheur, il faut le porter dans la chair, enfoncé très avant, comme un clou, et le porter longtemps, afin que la pensée ait le temps de devenir assez forte pour le regarder. Le regarder du dehors, étant parvenue à sortir du corps, et même, en un sens, de l’âme. Le corps et l’âme restent non seulement transpercés, mais cloués sur un lieu fixe. Que le malheur impose ou non littéralement l’immobilité, il y a toujours immobilité forcée en ce sens qu’une partie de l’âme est toujours, continuellement,