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situation. Pour tous les autres, les gens d’ici par exemple, ce qui se passe est pour quelques-uns, très peu, un confus cauchemar, pour la plupart une vague toile de fond, un décor de théâtre, dans les deux cas de l’irréel.

Vous, depuis vingt ans, vous refaites par la pensée ce destin qui avait pris et lâché tant de gens, qui vous a pris pour toujours, et qui revient maintenant prendre à nouveau des millions d’hommes. Vous êtes maintenant, vous, prêt pour le penser. Ou si vous ne l’êtes pas encore tout à fait — je crois que vous ne l’êtes pas — vous n’avez plus du moins qu’une coquille à percer pour sortir des ténèbres de l’œuf dans la clarté de la vérité, et vous en êtes déjà à frapper contre la coquille. C’est une image très antique. L’œuf, c’est ce monde visible. Le poussin, c’est l’Amour, l’Amour qui est Dieu même et qui habite au fond de tout homme, d’abord comme germe invisible. Quand la coquille est percée, quand l’être est sorti, il a encore pour objet ce même monde. Mais il n’est plus dedans. L’espace s’est ouvert et déchiré. L’esprit, quittant le corps misérable abandonné dans un coin, est transporté dans un point hors de l’espace, qui n’est pas un point de vue, d’où il n’y a pas de perspective, d’où ce monde visible est vu réel, sans perspective. L’espace est devenu, par rapport à ce qu’il était dans l’œuf, une infinité à la deuxième, ou plutôt à la troisième puissance. L’instant est immobile. Tout l’espace est empli, même s’il y a des bruits qui se font entendre, par un silence dense, qui n’est pas une absence de son, qui est un