Page:Weil - Pensées sans ordre concernant l’amour de DIeu, 1962.djvu/130

Le texte de cette page a été corrigé et est conforme au fac-similé.

pointes assez perçantes pour entrer ainsi dans notre âme, ce sont le malheur et la beauté.

On serait souvent tenté de pleurer des larmes de sang en pensant combien le malheur écrase de malheureux incapables d’en faire usage. Mais à considérer les choses froidement, ce n’est pas là un gaspillage plus pitoyable que celui de la beauté du monde. Combien de fois la clarté des étoiles, le bruit des vagues de la mer, le silence de l’heure qui précède l’aube viennent-ils vainement se proposer à l’attention des hommes ? Ne pas accorder d’attention à la beauté du monde est peut-être un crime d’ingratitude si grand qu’il mérite le châtiment du malheur. Certes il ne le reçoit pas toujours ; mais en ce cas il est puni par le châtiment d’une vie médiocre, et en quoi une vie médiocre est-elle préférable au malheur ? D’ailleurs, même en cas de grande infortune, la vie de tels êtres est probablement toujours médiocre. Autant qu’on peut faire des conjectures sur la sensibilité, il semble que le mal qui est dans un être lui soit une protection contre le mal qui vient l’assaillir du dehors sous forme de douleur. Il faut espérer qu’il en est ainsi, et que Dieu a réduit miséricordieusement à peu de chose, chez le mauvais larron, une souffrance tellement inutile. Il en est bien ainsi, et même c’est là la grande tentation qu’enferme le malheur, du fait que le malheureux a toujours la possibilité de souffrir moins en consentant à devenir mauvais.

C’est seulement pour celui qui a connu la joie pure, ne fût-ce qu’une minute, et par suite la saveur de la