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les causes de la situation où il se trouve, ce qui d’ailleurs est rarement possible à cause de la complication des mécanismes qui interviennent, ce ne sera pas pour lui une réponse. Car sa question, pourquoi, ne signifie pas : par quelle cause, mais : à quelle fin ? Et bien entendu on ne peut pas lui indiquer de fins. À moins d’en fabriquer de fictives, mais cette fabrication n’est pas une bonne chose.

Le singulier, c’est que le malheur d’autrui, sauf quelquefois, non pas toujours, celui d’êtres très proches, ne provoque pas cette question. Tout au plus on la pose une fois distraitement. Mais celui qui entre dans le malheur, cette question s’installe en lui et ne s’arrête plus de crier. Pourquoi. Pourquoi. Pourquoi. Le Christ lui-même l’a posée. « Pourquoi m’as-tu abandonné ? »

Le pourquoi du malheureux ne comporte aucune réponse, parce que nous vivons dans la nécessité et non dans la finalité. S’il y avait de la finalité dans ce monde, le lieu du bien ne serait pas l’autre monde. Chaque fois que nous demandons la finalité au monde, il la refuse. Mais pour savoir qu’il la refuse, il faut la demander.

C’est seulement le malheur qui nous oblige à la demander, et aussi la beauté, car le beau nous donne si vivement le sentiment de la présence d’un bien que nous cherchons une fin sans jamais en trouver. Le beau aussi nous oblige à nous demander : pourquoi ? Pourquoi cela est-il beau ? Mais rares sont ceux qui sont capables de prononcer en eux-mêmes ce pourquoi pendant plusieurs heures de suite. Le pour-