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toriquement bien antérieures au Christ, ils ne peuvent se rendre compte que la foi chrétienne en est la sève.

Si nous comprenions que la foi chrétienne, sous des voiles qui en laissent passer la clarté, porte des fleurs et des fruits en tous les temps et tous les lieux où il se trouve des hommes qui n’ont pas la haine de la lumière, cette difficulté ne nous arrêterait pas.

Depuis l’aube des temps historiques, jamais, sauf pendant une certaine période de l’Empire romain, le Christ n’a été aussi absent que maintenant. Les anciens auraient jugé monstrueuse cette séparation de la religion et de la vie sociale que même la plupart des chrétiens aujourd’hui trouvent naturelle.

Il faut que le christianisme fasse partout couler sa sève dans la vie sociale ; mais il est fait néanmoins avant tout pour l’être seul. Le Père est dans le secret, et il n’y a pas de secret plus inviolable que le malheur.

Il y a une question qui n’a absolument aucune signification, et bien entendu aucune réponse, que normalement nous ne posons jamais mais que dans le malheur l’âme ne peut pas s’empêcher de crier sans cesse avec la monotone continuité d’un gémissement. Cette question c’est : pourquoi ? Pourquoi les choses sont-elles ainsi ? Le malheureux le demande naïvement aux hommes, aux choses, à Dieu, même s’il n’y croit pas, à n’importe quoi. Pourquoi faut-il précisément qu’il n’ait pas de quoi manger, ou qu’il soit épuisé de fatigue et de traitements brutaux, ou qu’il doive prochainement être fusillé, ou qu’il soit malade, ou qu’il soit en prison ? Si on lui explique