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Ainsi le malheur est le signe le plus sûr que Dieu veut être aimé de nous ; c’est le témoignage le plus précieux de sa tendresse. C’est tout autre chose qu’un châtiment paternel. Il serait plus juste de le comparer aux querelles tendres par lesquelles de jeunes fiancés s’assurent de la profondeur de leur amour. On n’a pas le courage de regarder la face du malheur ; autrement, au bout de quelque temps, on verrait que c’est le visage de l’amour ; comme Marie-Madeleine s’est aperçue que celui qu’elle prenait pour un jardinier était quelqu’un d’autre.

Les chrétiens voyant la place centrale du malheur dans leur foi, devraient pressentir que le malheur est en un sens l’essence même de la création. Être des créatures, ce n’est pas nécessairement être malheureux, mais c’est nécessairement être exposé au malheur. L’incréé seul est indestructible. On demande pourquoi Dieu permet le malheur, on pourrait aussi bien demander pourquoi Dieu a créé. Cela, il est vrai, on peut bien se le demander. Pourquoi Dieu a-t-il créé ? Il semble tellement évident que Dieu est plus grand que Dieu et la création ensemble. Du moins cela semble évident si l’on pense Dieu comme être. Mais on ne doit pas le penser ainsi. Dès qu’on pense Dieu comme amour on sent cette merveille de l’amour qui unit le Fils et le Père à la fois dans l’unité éternelle du Dieu unique et par-dessus la séparation de l’espace, du temps et de la Croix.

Dieu est amour et la nature est nécessité, mais cette nécessité, par l’obéissance, est un miroir de l’amour. De même Dieu est joie et la création est malheur,