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de chercher une volupté perverse. Il s’agit de bien autre chose. Il s’agit du malheur. Le malheur n’est pas un état d’âme. C’est une pulvérisation de l’âme par la brutalité mécanique des circonstances. La transmutation d’un homme à ses propres yeux, de l’état humain à l’état d’un ver à demi écrasé qui s’agite sur le sol, n’est pas une opération où même un perverti puisse se complaire. Un sage, un héros, un saint non plus ne s’y complaisent pas. Le malheur est ce qui s’impose à un homme bien malgré lui. Il a pour essence et pour définition cette horreur, cette révolte de tout l’être chez celui dont il s’empare. C’est à cela même qu’il faut consentir par la vertu de l’amour surnaturel.

Consentir à l’existence de l’univers, c’est notre fonction ici-bas. Il ne suffit pas à Dieu de trouver sa création bonne. Il veut encore qu’elle-même se trouve bonne. À cela servent les âmes attachées à de minuscules fragments de ce monde. Telle est la destination du malheur, de nous permettre de penser que la création de Dieu est bonne. Car tant que les circonstances se jouent autour de nous en laissant notre être à peu près intact, ou seulement à demi entamé, nous croyons plus ou moins que notre volonté a créé le monde et le gouverne. Le malheur nous apprend tout d’un coup, à notre très grande surprise, qu’il n’en est rien. Si alors nous louons, c’est vraiment la création de Dieu que nous louons. Et où est la difficulté ? Nous savons bien que notre malheur ne diminue aucunement la gloire divine. Il ne nous empêche donc aucunement de bénir Dieu à cause de sa grande gloire.