Page:Weil - Pensées sans ordre concernant l’amour de DIeu, 1962.djvu/121

Le texte de cette page a été corrigé et est conforme au fac-similé.

remercie répondent : « Seigneur, quand donc ?… » Ils ne savaient pas qui ils avaient nourri. Rien même n’indique, d’une manière générale, qu’ils aient eu aucune connaissance du Christ. Ils ont pu l’avoir ou non. L’important est qu’ils aient été justes. Dès lors le Christ en eux s’est donné lui-même sous forme d’aumône. Heureux les mendiants, puisqu’il y a possibilité pour eux de recevoir peut-être une fois ou deux en leur vie une telle aumône.

Le malheur est vraiment au centre du christianisme. L’accomplissement de l’unique et double commandement « Aime Dieu », « Aime ton prochain », passe par le malheur. Car quant au premier, le Christ a dit « Nul ne va au Père sinon par moi. » Il a dit aussi « Comme Moïse a élevé le serpent dans le désert, de même il faut que le fils de l’homme soit élevé, afin que quiconque croit en lui possède la vie éternelle. » Le serpent est ce serpent d’airain qu’il suffisait de regarder pour être préservé des effets du venin. On ne peut donc aimer Dieu qu’en regardant la Croix. Et quant au prochain, le Christ a dit qui est le prochain envers qui l’amour est commandé. C’est ce corps nu, sanglant et évanoui qu’on aperçoit gisant sur la route. C’est d’abord le malheur qu’il nous est commandé d’aimer, le malheur de l’homme, le malheur de Dieu.

On reproche souvent au christianisme une complaisance morbide à l’égard de la souffrance, de la douleur. C’est une erreur. Dans le christianisme, il ne s’agit pas de la douleur et de la souffrance, qui sont des sensations, des états d’âme, où il est toujours possible