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toutes les distances apparentes que met entre eux le hasard de la fortune.

Transporter son être dans un malheureux, c’est assumer son malheur pour un moment, prendre volontairement ce dont l’essence même consiste à être imposé par contrainte et contre la volonté. C’est là une impossibilité. Le Christ seul l’a fait. Le Christ seul peut le faire, et les hommes dont le Christ occupe toute l’âme. Ceux-là, en transportant leur être propre dans le malheureux qu’ils secourent, mettent en lui, non pas réellement leur être propre, car ils n’en ont plus, mais le Christ lui-même.

L’aumône ainsi pratiquée est un sacrement, une opération surnaturelle par laquelle un homme habité par le Christ met réellement le Christ dans l’âme d’un malheureux. Le pain ainsi donné, s’il s’agit de pain, équivaut à une hostie. Ce n’est pas là un symbole ou une conjecture, mais une traduction littérale des paroles mêmes du Christ. Car il dit : « C’est à moi que vous l’avez fait. » Il est donc dans le malheureux affamé ou nu. Mais non pas par l’effet de la faim ou de la nudité, car le malheur par lui-même n’enferme aucun don d’en haut. Cela ne peut être que par l’opération du don. Que le Christ soit en celui qui donne d’une manière parfaitement pure, c’est évident ; qui donc pourrait être le bienfaiteur du Christ, sinon lui-même ? Il est d’ailleurs facile de comprendre que seule la présence du Christ dans une âme peut y mettre la vraie compassion. Mais l’Évangile nous révèle en plus que celui qui donne par véritable compassion donne le Christ lui-même. Le malheu-