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s’en empêcher. Ceux que le Christ remerciera donnent comme ils mangent.

Ils donnent bien autre chose que de la nourriture, des vêtements ou des soins. En transportant leur être même dans celui qu’ils secourent, ils lui donnent pour un instant cette existence propre dont il est privé par le malheur. Le malheur est essentiellement destruction de la personnalité, passage dans l’anonymat. Comme le Christ s’est vidé de sa divinité par amour, le malheureux est vidé de son humanité par sa mauvaise fortune. Il n’a plus d’autre existence que cette mauvaise fortune elle-même. Aux yeux d’autrui et à ses propres yeux, il est entièrement défini par sa relation avec le malheur. Quelque chose en lui qui voudrait bien exister est continuellement rejeté dans le néant, comme si l’on frappait à coups redoublés sur la tête d’un homme qui se noie. Il est, selon les cas, un pauvre, un réfugié, un nègre, un malade, un repris de justice, ou toute autre chose de ce genre. Les mauvais traitements et les bienfaits dont il est l’objet sont pareillement dirigés vers le malheur dont il est un exemplaire parmi beaucoup d’autres. Ainsi mauvais traitements et bienfaits ont la même efficacité pour le maintenir de force dans l’anonymat et sont deux formes de la même offense.

Celui qui en voyant un malheureux transporte en lui son être fait naître en lui par amour, au moins pour un moment, une existence indépendante du malheur. Car bien que le malheur soit l’occasion de cette opération surnaturelle, il n’en est pas la cause. La cause est l’identité des êtres humains à travers