Page:Weil - Pensées sans ordre concernant l’amour de DIeu, 1962.djvu/117

Le texte de cette page a été corrigé et est conforme au fac-similé.

régulièrement, par l’effet ou des habitudes imprimées par l’éducation, ou de la conformité aux conventions sociales, ou de l’orgueil, ou d’une pitié charnelle, ou du désir d’une bonne conscience, bref, par un mobile qui les concerne eux-mêmes. Ils sont hautains, ou prennent un air protecteur, ou expriment une pitié indiscrète, ou laissent sentir au malheureux qu’il est seulement à leurs yeux un exemplaire d’une certaine espèce de malheur. De toute manière leur don est une blessure. Et ils ont leur salaire ici-bas, car leur main gauche n’ignore pas ce qu’a donné leur main droite. Leur contact avec les malheureux ne peut se faire que dans le mensonge, car la vraie connaissance des malheureux implique celle du malheur. Ceux qui n’ont pas regardé la face du malheur ou ne sont pas prêts à le faire ne peuvent s’approcher des malheureux que protégés par le voile d’un mensonge ou d’une illusion. Si par hasard soudain dans le visage d’un malheureux la face du malheur apparaît, ils s’enfuient.

Le bienfaiteur du Christ, en présence d’un malheureux, ne sent aucune distance entre lui et soi-même ; il transporte en l’autre tout son être ; dès lors le mouvement d’apporter à manger est aussi instinctif, aussi immédiat, que celui de manger soi-même quand on a faim. Et il tombe presque aussitôt dans l’oubli, comme tombent dans l’oubli les repas des jours passés. Un tel homme ne songerait pas à dire qu’il s’occupe des malheureux pour le Seigneur ; cela lui paraîtrait aussi absurde que de dire qu’il mange pour le Seigneur. On mange parce qu’on ne peut pas