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elle dépasse tellement l’attente, que nous nous reconnaissons aussitôt incapables de nous procurer nous-mêmes rien de semblable ou de nous en assurer la possession. De telles joies ont toujours la beauté pour essence. La joie pure et la douleur pure sont deux aspects de la même vérité infiniment précieuse. Heureusement, car grâce à cela on a le droit de souhaiter à ceux qu’on aime la joie plutôt que la douleur.

La Trinité et la Croix sont les deux pôles du christianisme, les deux vérités essentielles, l’une joie par faite, l’autre parfait malheur. La connaissance de l’une et de l’autre et de leur mystérieuse unité est indispensable, mais ici-bas nous sommes placés par la condition humaine infiniment loin de la Trinité, au pied même de la Croix. La Croix est notre patrie.

La connaissance du malheur est la clef du christianisme. Mais cette connaissance est impossible. Il est impossible de connaître le malheur sans l’avoir traversé. Car la pensée répugne tellement au malheur qu’elle est aussi incapable de se porter volontairement à le concevoir qu’un animal, sauf exception, est incapable de suicide. Elle ne le connaît que par contrainte. Il est impossible de croire sans y être contraint par l’expérience que tout ce qu’on a dans l’âme, toutes les pensées, tous les sentiments, toutes les attitudes à l’égard des idées, des hommes et de l’univers, et surtout l’attitude la plus intime de l’être envers lui-même, tout cela est entièrement à la merci des circonstances. Même si on le reconnaît théoriquement, ce qui est déjà très rare, on ne le croit pas avec toute l’âme. Le croire avec toute l’âme, c’est cela que le